Février 2013

Des mots envasés et communicants accompagnent en février les notes d’un concert rock jouées par Camille Philibert-Rossignol qui m’honore en faisant son show sur mon site et par mon essai distordu que vous découvrirez sur son blog http://camillephi.blogspot.fr/
Que la musique soit !

Le batteur sourit. Distingue à peine derrière un nuage de gaz et de vapeur les silhouettes déhanchées les bras en l’air, des visages hilares ou épuisés et ces centaines d’yeux rougis qui se fixent sur lui comme s’il venait de les ressusciter. Le bonheur d’avoir repris le contrôle, malgré ce public français avec son bordel et ses bagarres. Bruce, le jeune roadie revient revisser le pied des cymbales entre deux frappes, on lui a fourgué une batterie même pas à peine bonne pour une kermesse, qui menace de s’écrouler. Malgré ça et le climat agité de ce soir, ils ont réussi à embarquer tout le monde dans leur fièvre, à les posséder. En alpinisme le plus dangereux ce n’est pas d’arriver au sommet. Mais d’en redescendre quand le concert approche de sa fin et qu’il aimerait tellement continuer sur le même régime, boucler sur la même énergie, quitter la scène sans perdre des plumes, ça serait tellement…parfait. Est-ce que les autres aussi, ils veulent finir en grand ? Le guitariste continue ses aller-retours sautillants vers le public, le bassiste se déhanche consciencieusement avec une courbe lasse sur les épaules, le chanteur boxe mollement dans le vide puis sa voix déraille, son timbre rauque s’effrite en crachotis poussifs. Il bascule en arrière et se tasse. Mais où est-ce qu’il va ? Dans les coulisses parler à Johnny ? Qu’est-ce qui cloche ? Et Johnny qui baisse les bras en soupirant. Ça y est Joe revient, balance le dernier couplet comme s’il crachait un chewing-gum usé, on enchaîne. Et les mecs, s’agit de descendre du sommet, de perdre de l’altitude sans se viander. La voix du chanteur mâchonne le texte d’un ton monotone, son corps nerveux se fige sur place en laissant les bras ballants, allez reprend toi Joe, écoute mon roulement de caisse claire aux petits oignons, ça donne pas envie de finir en beauté ?

Le chanteur retourne aux coulisses chercher une serviette blanche pour s’éponger, revient. Les autres musiciens lui jettent des regards inquiets. Il fixe le micro comme s’il s’agissait d’une serpillère répugnante, balance une grande claque dans le pied métallique qui tombe et rebondit deux fois dans de grands grincements crachés par les amplis. Il crache et part. Le bassiste suit le chanteur, d’abord du regard puis après avoir débranché sa basse, des pieds. Expression hagarde et yeux en feu, le guitariste entonne la chanson avec conviction . Le batteur baisse son visage, froisse son front, tente de se concentrer sur sa caisse claire.

Maintenant seul sur scène, il frappe de plus belle pour enfin s’envoler. Comment sortir de ce bourbier. Il serre ses baguettes, accentue la frappe de la main droite, donne un coup de jus à la gauche pour qu’elle gagne en vitesse, se sent à la frontière entre le pétage de plomb et le grand envol. Ses baguettes fendent l’air et rebondissent sur les peaux tendues ou le cuivre des cymbales, acérées et précises comme des becs de corbeaux déchiquetant une charogne. De ses maigres épaules déferlent des impulsions puissantes, des claquements assourdissants, des frappes pétaradants. Devant lui oscille une vague sautillante de gens aux yeux allumés, une blonde au visage ovale qui ne le lache plus et ça le réchauffe. Ce qui sort de sbaguettes ne dépend plus de sa volonté, il martèle, son corps n’est que conducteur de ce rythme qui le dépasse et le submerge, il martèle, percevant à peine dans le lointain résonner ses propres détonations. A gauche des coulisses, les trois autres musiciens lui jettent des regards surpris, presque envieux, quels lâcheurs. Ils l’ont laissé seuls au bord du chemin et le public aussi ; ils les ont abandonné au beau milieu d’un morceau, comme si un mec tel que lui pouvait se satisfaire d’une chanson inachevée, lui qui, avant d’avoir un coeur entre ses maigres cotes, a une machine à faire péter du rythme/ tempo, le tempo qui l’anime et le galvanise, la pulsation du tempo, vibration qui érafle l’air avant de se consumer en ondes saturant tout l’espace. Un jeté de sa main droite fait vrombir un ronronnement, la gauche déclenche un pépiement sec, note suspendue entre deux silences suspendus, note qui se répète puis se transforme en frétillances fugaces. Long hocket grave de la grosse caisse. Des sons flous se déploient quand d’autres se dessinent nettement, crépitent plus sèchement. Glaciale, la brise qui souffle sur son front dégoulinant de sueur. Sa baguette gauche pète, c’est inacceptable, quelle plaie ces nouveaux bois de merde

D’un geste rapide il en récupère une. Ouf, il a embrayé sans lâcher le rythme d’un dixième de seconde. Il ne distingue plus que la première ligne de gens, ils sont devenus morceaux de visages surnageant dans un bouillon grisâtre. Sauf deux points noirs devant lui, les yeux galvanisants de la blonde, étonnante la force qu’il distingue dans ces yeux, une présence telle qu’il a l’impression de connaître cette fille depuis le début des temps. Ses biceps brûlent brusquement, des flots d’acides se mettent à se déverser sous sa peau, son souffle se raccourcit en halètement plaintif. Sur, il va plus tenir longtemps dans cette apesanteur, l’emballement qui l’a saisi commence à dérailler, plus rien d’impérial, une dernière inspiration pour balancer une dernière rafale à fond la caisse en baroud d’honneur, en amplifiant le son pour écraser toutes les oreilles grisâtres qui surnagent dans de la soupe de gens. A cet instant, si un visiteur tentait d’entrer sous la tente, un impalpable ouragan sonore ferait barrage, le visiteur ne pourrait même pas esquisser un pas et serait projeté loin derrière une rambarde, en se demandant si c’est bien possible que ce soit ce petit bonhomme, entraperçu au loin derrière une batterie, qui génère de telles déflagrations, un mec si racho et si loin et si assourdissant…qui puisse autant faire crépiter ses tympans…un visiteur qui en levant la tête vers le ciel étoilé suivra du regard une trace lumineuse presque impalpable, et immédiatement fera un voeux silencieux.

Le plus dangereux c’est de redescendre du sommet.. Mais qu’est ce qu’il leur prend ? lâcher en plein morceau ? Moi jamais ! je redescend, je redescend jusqu’au bout sans lâcher la corde, la cadence, et tchack un tempo fort, qui se combine pile avec la morsure de la guitare, rien que de la vibration, qu’on leur sert sur un plateau, une chanson ça se termine bon sang, quoiqu’il arrive jusqu’au bout de la pente, tout arrive après ce contre-temps, cet accord final plaqué, je sais que le plus délicat c’est la dernière note, comment la balancer, percutante ou moelleuse, comment les micros vont l’aspirer, comment elle va fuser jusqu’aux petits baffles qui servent de retour à la scène, comment elle va cavaler presque instantanément jusqu’aux amplis accrochés, comment va retentir la vibration de la dernière note au passage des membranes des enceintes, va-t-elle débouler intacte dans tous les coins du chapiteau ou valdinguer distordue dans les airs, saturant les oreilles d’ondes fulgurantes, est-ce qu’on réalisera son vertige, la façon dont elle nous a tous embarqué au bord d’un gouffre oublié. Le silence.

Camille Philibert.

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