Le Silence des rails
Roman de Franck Balandier
chez Flammarion
Lorsque j’étais enfant, puis adolescente, j’étais juive. Elevée dans le souvenir brûlant de l’histoire trop récente, je me suis immergée dans l’horreur. J’ai été l’enfant juif arraché à ses parents, j’ai été l’adolescent sautant en marche du wagon à bestiaux, le squelette de Samuel qui erre nu, j’ai joué du violon en mourant dans la chambre…Haut et fort je revendiquais mon appartenance, avec fierté, dans tous les débats au lycée, toutes tentatives de faire expier cette ignominie. D’expier aussi. Je me sentais coupable, en fait, de n’être juive que de coeur, alors j’endossais l’étoile jaune des victimes. Cette conscience de culpabilité universelle, si lourde à porter, je la brandissais comme un étendard. Plus tard j’ai appris que cette extermination de l’holocauste ne visait pas que les juifs, mais d’autres minorités, dont les tziganes ou les homosexuels.
Quand j’ai lu, d’une traite nécessaire, le livre de Franck Balandier, «Le silence des rails », titre remarquable, j’ai été subitement replongée avec force dans l’état d’esprit de ma jeunesse. Je suis redevenue juive et victime. Et je suis également redevenue coupable. A l’auteur j’ai parlé d’un choc, de ceux qui vous cognent au fond de l’âme. Sans pouvoir en dire plus. Violent. Comme une histoire qui était mienne, encore une fois.
Est-ce dû au ton juste, à la véracité, à la qualité de l’écriture de Franck, comme s’il avait vécu lui aussi ce drame? Sont-ce ses mots sobres, réalistes, exempts de larmoiement ? On est collé au héros, jour après jour, même quand les jours ne signifient plus rien.
Des livres sur la déportation, il y en a eu des milliers, des témoignages, des films, des photos, mais je considère que ce roman est remarquable pour son humanité. Oui, humanité dans les rapports évoqués entre les prisonniers et leurs gardiens, leurs bourreaux. Au-delà de l’ignominie se créent des liens d’humains, nous rappelant que nous sommes tous des hommes avec au fond de soi autant de cœur que de lâcheté. Qu’on n’est pas tout noir ou tout blanc. Que les circonstances peuvent nous faire devenir des bêtes fauves. Il n’y a pas d’accusation, dans ce livre, juste un constat d’épouvante, on a le nez dans la merde des seaux et l’on se dit oui, c’est arrivé, en vrai.
Et puis il y a dans cet enfer cette petite fille, élément pur, dans une normalité suspecte, entourée de fleurs et de vie, de l’autre coté du barbelé, présence d’une vie inimaginable, l’autre vie, celle d’avant , un envers de miroir, aussi réel que les camps de la mort, qui apporte une oxygène momentanée à ce roman étouffant d’angoisse.
J’ai reconnu cet instinct de vie auquel on ne croit plus, si bien décrit, linéaire, monocorde.
Devenir une ombre parmi les ombres. On se tait, on courbe l’échine avec un triangle rose au buste, on expose son cul pour ne pas mourir, sa Légion d’Honneur, sa région d’horreur, malgré les douleurs, le froid, la faim, la rage cassée. On ne sait plus ce qu’est l’humiliation, le droit de se tenir debout, les idées se perdent, les mots n’ont plus sens, mais …Survivre.
Le jeune Etienne, narrateur du roman, représente ces milliers d’anonymes, cette masse de « sous-hommes », qui ont été massacrés pour leur choix sexuel, à une époque (encore si proche en France) où l’homosexualité était un délit. On continue d’ailleurs à la punir de mort dans de nombreux pays. Ce regard et cette voix personnelle qui murmurent dans la fange terrifiante et terrifiée des camps de concentration et d’extermination font l’originalité et la force de ce livre. Et puis, se souvenir, pour que plus jamais. Ce roman aurait pu s’appeler témoignage, tant il est irréfutable.
Merci Franck Balandier de m’avoir choquée.
Eve de Laudec 2/12/14