– Once upon a time, there were boys and a girl…
– Ouaneseupeunetaïme…
D’aussi loin qu’elle se souvienne, ce mot aux mille magies, sésame plus efficace qu’abracadabra, cette pieuvre effrayante aux bras cadavres ouvre la porte à son imaginaire débridé. Elle, la petite fille qui ne sait pas encore compter ses cinq hivers passe au travers des livres fermés.
Dans le monde parallèle des fées en vrille et des sirènes sans queue, Ouaneseupeunetaïme est pour Mathilde l’appel incessant des départs en arrière, des marelles en enfer, des un-deux- trois, sommeil! Le plus fidèle compagnon d’un jeu sournois, un pas de deux à cloche-cœur, les débuts incontournables d’histoires racontées le soir par une mère se piquant d’élever en bilingue ses enfants. Ce mot plein de gelée de coing oxfordien emplit tant la bouche maternelle qu’il en devient vomitif.
– Je n’aime pas tes histoires, Maman !
– Tu es trop naughty girl ! Tes frères les adorent, eux ! Alors, listen !
Ouaneseupeunetaïme, Ouaneseupeu…
Mathilde scande cette litanie le matin, en cheminant seule vers l’école, trajet semé d’embûches comme les joints irréguliers des dalles de trottoir sur lesquels elle ne doit pas marcher.
– Si je touche, j’aurai une mauvaise note, si je coupe la ligne le sol va s’écrouler, si j’enfreins la règle mes frères ne m’aimeront plus, si les foudres, si le diable……. Si Papa… non, mot interdit… Si le Signe…
Ainsi chaque Ouaneseu l’aide à franchir ces frontières invisibles. Tel le cavalier du jeu d’échecs, elle sautille pour éviter les lignes irrégulières, un deux-deux, un-un deux.
Les passants gris portent sur l’enfant de lourds regards apitoyés autant que dégoûtés, supposant un handicap condamnant la petite à claudiquer, pantin aux jambes irraisonnées butant contre un obstacle invisible, erreur de la nature. Mais Mathilde n’en a cure, elle ne faillit pas, elle ne marche jamais sur les lignes.
Chaque jour il était une fois, chaque fois commence une nouvelle histoire, un nouveau rêve éveillé, une vie morte-dorée qu’entretiennent ses insomnies terrifiées. Dans l’unique chambre qu’elle partage avec ses trois frères, elle retient son souffle, pour ne pas les déranger dans leur sommeil, et doucement, ouane, ouaneseu
Ouaneseupeu elle serait une Indienne aux cheveux raides claquant dans son dos, elle monterait un cheval noir nommé Tonnerre, la robe lustrée de l’animal pourfendrait les airs, elle volerait, elle mangerait les nuages de barbe à papa…
Papa. Mathilde se souvient si peu de Papa, juste qu’il avait la peau humide et salée la dernière fois qu’il s’est penché sur elle pour la serrer contre lui, fébrilement, lui chuchotant, lui chantonnant « adieu, ma petite princesse, papa est las, si las »… mais non, Papa n’est pas là. Il lui a menti. Disparu Papa. Mais il reviendra la chercher à l’école, bientôt, un jour, comme avant … Elle doit juste obéir très fort à Maman. Forcément il reviendra, lui dire les si et les la… Comme avant.
Depuis, chaque jour, la mare au diable se déverse sous son bureau, dans la classe bruissant de rires grinçants et moqueurs.
Et c’est toujours Maman à la sortie.
Ouaneseu elle avait demandé à son grand frère Pierre de venir la chercher à la sortie de l’école.
Après tout, il a quand même l’âge de conduire une voiture, et Mathilde serait si fière devant ses camarades ! Mais Maman l’a interdit en roulant des yeux :
– Ton brother a une santé too fragile pour sortir !
Clair, net et sans gelée !
Et les jumeaux ? Eux, ils sont plus jeunes, mais ils pourraient bien avoir une mobylette, l’enfant sait bien qu’ils en rêvent, elle aussi songe que monter sur leur porte-bagage serait encore mieux que son Tonnerre, mais cela aussi Maman le défend, beaucoup trop dangereux, il n’est pas question que ses fils courent un risque. Elle les adore tant, les prolongements de sa chair…
Alors, c’est Maman qui la prend à l’école. C’est sur son trajet, au retour de la rue commerçante. A pied. Comme un gros paquet encombrant.
Souvent Mathilde attend longtemps devant l’école. Maman est si occupée ! Elle a tant à faire avec les garçons qu’elle arrive bien tard dans la nuit, d’un pas claquant et raide, puis, d’un signe de son menton prognathe, elle intime à la fillette l’ordre de la suivre, à quatre pas derrière elle, pas moins, pas plus, c’est la règle.
Elle suit cette femme élégante et sèche dont la silhouette nerveuse tente de rester droite malgré le poids d’immenses cabas emplis de senteurs bons, pour le dîner, Maman n’achète que du très frais, de très grande qualité, ses frères ne supportent rien d’autre.
Elles sont arrivées devant l’immeuble, montent six étages… lorsque Papa était là, ils s’arrêtaient au deuxième, il y avait un épais tapis sur le palier, elle y plongeait en riant : « Mathilde nage dans la mer rouge » et Papa riait aussi un peu tristement, puis il fermait son visage à double tour avant d’entrer dans le grand appartement….
Elles pénètrent dans l’étroit deux-pièces défraîchi donnant sur une sombre cour, Maman dépense tellement chaque jour pour acheter des bonnes choses pour les garçons qu’elle n’a pu continuer à payer le loyer, il faut bien qu’elle nourrisse ses enfants ! Alors ils sont allés sous les toits, mais ils mangent.
Elle pose ses trois sacs sur la paillasse de la minuscule cuisine et, sans la regarder, lance à Mathilde:
– File dans la chambre dire good evening à tes frères, ne les ennuie pas et ne faites pas de noise, en attendant le dîner. Si tu n’es pas naughty girl, il y aura le conte du soir !
Mathilde franchit le seuil de la chambre et referme vite la porte sur elle :
– Coucou, me voilà mes chéris ! Vous m’avez tant manqué !
Des chuchotements froissés s’élèvent de la pièce close, tant de petits secrets du jour à se raconter, tandis que les casseroles tintamarrent. Venant de la cuisine se propagent en longs rubans des volutes alléchantes. Ça ressemble au bonheur des autres.
– A table children !
Comme chaque soir, après le dîner pris en commun, Maman débarrasse les cinq assiettes. Les garçons ont encore rechigné à manger, mais Mathilde est si gourmande qu’elle les aide en piochant dans l’assiette de ses frères, après avoir fini sa part.
Maman veut que l’on finisse les plats :
– Pensez aux enfants qui ont faim et qui auraient bien aimé, eux…
Mathilde pense à ces enfants. Mathilde est généreuse. Les plats sont immenses. Même si son estomac pèse sur son cœur et coince sa respiration, même si elle n’a pas faim Maman dit qu’elle est gourmande et Maman sait mieux, même si Maman lui achète des caleçons au rayon femme, elle qui n’a que cinq ans, même si son corps de petit cochon gras et boursouflé la gêne pour sauter ses lignes au sol, elle mange.
Si les assiettes ne sont pas vides, s’il reste encore dans les plats la copieuse et odorante nourriture cuisinée chaque jour avec amour, il n’y aura pas de Ouaneseupeu, Maman le supprimera en punition et les frères pleureront.
Quand ses frères pleurent, Mathilde n’aime pas, car Maman se met à crier, trop fort, très profond, lui dit qu’elle est naughty girl, que c’est encore de sa faute, et alors ses yeux se gonflent à éclater, des lames acérées en sortent, Maman tourne sur elle-même, sa bouche se tord, des plumes noires lui sortent du dos, du ventre, le noir tombe…
Mais les assiettes sont vides. Mathilde est pleine. Ouanesepeu sera là ce soir.
Commence le rituel quotidien.
Maman s’assied en tailleur sur le tapis mauve à franges, dispose trois coussins brodés au fil d’or tout autour d’elle, tandis que Mathilde va dans la chambre, ouvre le grand placard beige qui s’encastre entre lit et fenêtre, en sort délicatement de grandes pochettes jaunies, revient s’accroupir devant Maman, sur le carrelage, elle n’a pas besoin de coussin, elle, ses fesses sont tellement rembourrées.
Elle tend les documents à sa mère, respectueusement.
Alors, Maman ouvre les enveloppes avec ferveur, et dans un regard d’adoration délirante dépose sur les coussins les échographies de ses trois fœtus mâles avortés.
Ouaneseupeuneutaïme…
Eve de Laudec
mars 2011
Nouvelle, finaliste du concours Hervé Bazin 2011, éditée par la revue Harfang
Remise du prix Hervé Bazin 2011